En juillet 2009, l'utilisateur reddit u/2-6 annonce la mort de u/ReligionOfPeace, aux autres utilisateurs du site : son vrai nom serait Milo et il serait mort à 79 ans devant son ordinateur. Plusieurs utilisateurs expriment leur tristesse face à ce deuil ; la communauté de reddit était encore relativement petite à l'époque et u/ReligionOfPeace en était un membre très actif. Mais d'autres utilisateurs trouvent l'affaire bizarre et décident d'essayer d'en savoir plus. Assez vite l'enquête mène vers lakecityquietpills.com, un site d'hébergement de photos créé et tenu par Milo. Le site est au premier abord d'apparence normale mais c'est en inspectant le code source de la page que l'on trouve quelque chose d'inattendu : des blocs de texte qui ressemblent à des annonces cryptées :
!--Need 3 men for overnight job, EU only--
!--Payment in gold, no papers--
!--No US persons--
Ces messages ressemblent à des offres d'annonces pour mercenaires.
Le 20 janvier 2010, le haut responsable du Hamas Mahmoud al-Mabhouh est assassiné dans sa chambre d'hôtel à Dubaï. Juste quelques jours auparavant de nouveaux messages cryptés étaient apparus sur lakecityquietpills.com, des messages qui semblent être des instructions pour la mise en place d'une opération internationale en janvier. Une partie de la communauté pense avoir assisté en direct à la coordination d'un assassinat réel. Il est vrai que certains éléments mentionnés dans les messages comme le nombre de personnes impliquées dans l'opération, la date et la mention de faux passports correspondent en effet à des détails réels de l'assassinat.
Malgré les efforts de la communauté, le mystère reste non résolu pendant de longues années si bien que l'affaire lakecityquietpills.com fut surnommée "le plus grand mystère d'internet".
Ce n'est que très récemment que la solution fut apportée par une chaîne youtube française du nom de OBSCURIA. Dans une vidéo de près de deux heures, l'auteur nous résume tous les détails de l'enquête et toutes les nouvelles avancées à la manière d'un documentaire. La conclusion est la suivante : le code source de lakecityquietpills.com constituait bien un moyen de communication pour mercenaires... mais dans le cadre du jeu vidéo Second Life (tout lien avec l'assassinat de 2010 était donc une coïncidence). Aujourd'hui méconnu, Second life est l'ancêtre des jeux comme VR Chat ou des serveurs RP sur GTA : un espace en ligne que les utilisateurs utilisent pour jouer (au sens théâtral) et simuler un univers alternatif. Lakecityquietpills.com était une excroissance de ce monde alternatif dans le monde réel, un moyen de rendre l'expérience plus immersive.
Une trentaine d'années plus tôt, au milieu de la guerre froide, de plus en plus d'américains commençaient à voir des choses étranges dans le ciel telles que des lumières et des objets inexpliqués. Certaines personnes ont alors découvert des documents officiels secrets qui auraient fuité. Ces documents décrivent une grande campagne de désinformation pour cacher le fait que des aliens auraient visité la terre. Mais la réalité s'avère encore plus étrange : la théorie du complot semble avoir été créée de toute pièce par le gouvernement pour détourner l'attention du public. Il y a de fortes chances pour que les objets non identifiés observé par les citoyens soient en fait des armes développées par l'armée américaine. Dans le contexte de la guerre froide, celle-ci aurait voulu garder ses avancées secrètes et aurait sélectionné certaines personnes pour répandre des rumeurs concernant les OVNIs auprès de la population. Parmi ces personnes, il y avait Paul Bennewitz, qui vivait aux abords d'une base militaire dans le Nouveau Mexique et à qui la CIA a fourni des documents décrivant l'observation d'OVNI par l'armée américaine. Des années plus tards, Richard Doty, un agent spécial du bureau des enquêtes spéciales de l'US Air Force a affirmé que dans les années 80 il avait en effet été chargé de falsifier des documents dans le but de les faire parvenir à des chercheurs d'OVNIs dont Paul Bennewitz.
Même si aucune de ces deux histoires ne relève strictement du jeu en réalité alternée ou de la fiction transmédia, l’expérience vécue par Paul Bennewitz ou par les utilisateurs de Reddit ayant découvert lakecityquietpills.com s’apparente, d’une certaine manière, à celle qu’un ARG peut offrir. J'aimerais me servir de ce point de départ pour étudier la place qu'occupe aujourd'hui les fictions transmédias et explorer les potentiels encore inexploités de ce nouveau médium.
“Obi-wan est un personnage transmédia, Barack Obama en est un aussi” Henry Jenkins
Ici j’utilise les termes fictions en réalité alternée ou ARG (Alternate Reality Games) et fiction transmédia de manière interchangeable, même si ils ne veulent pas vraiment dire la même chose, car les œuvres qui m’intéressent tombent en général sous les deux catégories.
Lorsque je parle de transmédia je m'en tiens à la définition développée par Henry Jenkins : une oeuvre transmédia est une oeuvre dont le récit se déploie sur plusieurs supports, de manière radicalement intertextuelle, chaque média ajoutant quelque chose d'unique à l'ensemble, créant ainsi une compréhension additive de l'oeuvre.
Quand je parle d'oeuvre en réalité alternée je parle d'oeuvre qui développe un univers fictif mais qui tentent d'envahir la réalité en incluant leur support médiatique dans leur propre diégèse, amenant la superposition du monde réel et du monde fictif par l'existence commune d'un même objet : le support médiatique en question.
Le transmédia est simplement un médium particulièrement bien adapté pour établir une narration en réalité alternée et les ARGs (Alternate Reality Games) se retrouvent en général à l'intersection de ces deux définitions. Il existe des œuvres en réalité alternées qui ne sont pas des transmédia, mais, il s’agit d’un phénomène assez rare (On peut citer par exemple le livre graphique GodHusk qui se présente comme un manuel pour un jeu vidéo qui n'existe pas).
C'est en étant à la fois transmédia et en utilisant une narration en réalité alternée que les fictions de ce genre résolvent le paradoxe habituel entre l'interactivité et l'immersion. Lorsqu’une fiction classique établit une diégèse totalement séparée de notre réalité, l'immersion consiste à aspirer le spectateur dans le monde fictionnel. Il faut donc faire oublier au spectateur qu'il est en train de consulter un média ce qui rend impossible l'interactivité.
Les œuvres transmédias utilisent une stratégie d'immersion différente : plutôt que d'aspirer le spectateur dans leur monde, elles tentent de faire entrer la fiction dans la réalité. La multiplicité des médias participe à rendre possible cette invasion. En passant d'un média à l'autre, le spectateur évolue dans sa propre matérialité : il clique sur des liens, il télécharge une vidéo sur son ordinateur personnel, il consulte des profils de personnages fictifs sur des réseaux sociaux qu'il utilise au quotidien. L'œuvre transmédia fait entrer dans l'expérience de l'œuvre tous ces rituels qui habituellement constituent les frontières du réel : l'ouverture d'un livre, l'insertion d'un CD dans un lecteur, le lancement d'un jeu vidéo etc…
Cette volonté dans le geste narratif de brouiller la frontière entre réalité et fiction ouvre sur une question qui touche au régime de vérité dans lequel ces oeuvres s’inscrivent :
Finalement quelle est la différence entre une fiction collaborative transmédia en réalité alternée et une théorie du complot ? Question qui peut paraître ridicule mais à laquelle il n'est pas si facile de donner une réponse formelle et définitive. Une solution serait de baser la réponse sur l'intention de l'auteur : veut-il révéler au monde un secret caché du grand public, ou veut-il seulement partager une histoire de son invention ? Mais comment faire quand l'auteur est inconnu ? Ou qu'il est multiple ? De plus même si les intentions du ou des auteurs seraient connues ça n'empêche pas le publique d'avoir un regard sur l'oeuvre différent de celui prévu par l'auteur : on prête parfois aux Simpsons un caractère prémonitoire, ce qui inscrit la série dans un récit complotiste plus large dont les auteurs ne sont plus seulement les créateurs de la fameuse sitcom mais aussi les spectateurs commentateurs complotistes qui produisent du contenu sur le sujet (ex: vidéo "prédictions terrifiantes des simpsons pour 2026 !" sur le chaîne youtube lama fâché)
La théorie de la terre plate est communément admise comme étant une théorie du complot. Mais cette théorie est très souvent répandue sur internet par des trolls dans le simple but d'obtenir en réponse une réaction enragée. Finalement une grande partie du public (peut être même la majorité) qui engage avec le narratif de la terre plate, aussi bien le troll que le “trollé”, ne croit pas que la terre soit plate. Dans cette perspective, il ne me semble pas incohérent d'analyser la théorie de la terre plate comme une fiction collaborative humoristique plutôt qu'une théorie du complot.
La distinction entre fiction et théorie du complot existe seulement dans le rapport qu'entretiennent les spectateurs avec le récit. C'est une conclusion qui, plutôt que d'apporter une classification satisfaisante, montre l'impossibilité théorique de faire la différence. C’est quand ils investissent cet espace où le doute s’installe que les ARGs sont particulièrement intéressants car ils développent des capacités narratives fondamentalement différentes des autres types de récit.
Pourtant se placer dans cet espace entre réalité et fiction ne semble plus forcément être un objectif poursuivi par les créateurs d’ARG. En effet le public friand de mystères sur internet, qui il y a quelques années regardait des vidéos de creepy pasta, commence maintenant à être plutôt familier avec le concept de fiction en réalité alternée. De plus, les ARGs récents adoptent souvent des esthétiques connues et reconnaissables comme l'analog horror ou autre esthétique adjacente typique d'internet. Ainsi pour un public averti il est facile d'identifier ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. L'ARG redevient alors le contenant d'un monde fictionnel aux frontières nettes et bien définies au même titre qu'un film ou qu'un livre. Ce levé du voile fait revenir le paradoxe entre immersivité et interactivité : le spectateur peut interroger l'ARG comme une unité artistique produite par un auteur identifiable, apportant une nouvelle couche d'interactivité mais rendant l'immersion impossible.
Dans ce cas de figure l’ARG devient similaire à un escape game dans lequel l'immersion repose exclusivement sur une suspension de l’incrédulité temporaire et volontaire de la part du spectateur/joueur. Ce n’est pas un problème en soi et je vois très bien l'intérêt ludique que porte ce dispositif. Cependant je pense que lorsque l’ARG se présente ouvertement comme une œuvre fictive, il perd une grande partie de son potentiel à effectivement alterner la réalité. Pourtant, c’est cette capacité qui pourrait permettre aux ARGs d'interroger le réel autrement : en provoquant des glissements perceptifs où la fiction s’insinue dans les gestes et les signes du quotidien. Plutôt que rester confinée dans un monde imaginaire, elle reconfigure la manière dont le public perçoit le réel. Et même si ce déplacement n’est que momentané, il peut aboutir à l'ouverture d'un angle inédit sur le monde peut être plus efficacement que ne le feraient des formes narratives classiques.
Dans un monde où les discours officiels se noient parmi une multitude organique de récits sans auteur, au point qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux, étudier les fictions en réalité alternée me paraît particulièrement pertinent. Non seulement parce qu’il s’agit d’un médium au potentiel artistique encore largement inexploité, mais aussi parce qu’elles ouvrent la voie à une nouvelle manière d’appréhender le monde, où la fiction se lit comme une donnée du réel et le réel comme un récit à interroger.